Le
Corbusier pris à son propre piège... ? Et moi à mon tour ?
Le
Corbusier, 19251 ;
aujourd'hui :
« le
public enfin trituré, catéchisé, exhorté, amené à maturation,
converti, crédule et « à la page », tous, clergé et
catéchumènes de la nouvelle foi, ont décidé : un objet
utile doit être décoré ; compagnon de nos joies et de nos
peines, il doit avoir une âme. Les âmes réunies des objets décorés
créent l'atmosphère radieuse dans laquelle notre sort triste se
passera au rose. Au vide du siècle-machine, il faut répondre par
l'effusion ineffable d'un décor berceur et doucement enivrant.
Dites
un peu, froidement : « Décor ? Je ne comprends pas,
je ne connais pas. Décor, pourquoi ? Décor, actes de ma vie et
de ma pensée, pourquoi ? Décor, présence de mon bonheur,
pourquoi ? »
Une
religion est là, avec un imposant clergé : « C'EST
L'ART », vous répond-on, vous répond la foule des
iconolâtres.
Vous
êtes écrasé, Monsieur, avec votre protestation !"
Il
est amusant de constater que de nos jours la tendance s'est
totalement inversée : l'esthétique moderniste héritière,
entre autres, du Corbusier est à son tour devenue une religion, avec
son clergé d'architectes-star, son catéchisme institutionnalisé et
officialisé dans les écoles d'architecture et leurs catéchumènes
qui imposent leur vision aux quatre coins du monde. Sans compter le
public du vingt et unième siècle, à son tour « converti,
crédule et « à la page » » en regard de cette
nouvelle esthétique, et qui se sentira bien ringard si celle-ci ne
lui sied pas : « C'EST L'ART », lui répond-on, lui
répond la foule des iconoclastes."
Vous
êtes écrasé, Monsieur, avec votre protestation !
« Alors
nous protestons et nous nous expliquerons. (...)
Les
objets utiles de l'existence ont libérés autant d'esclaves
d'autrefois. Ce sont eux les esclaves, les valets, les serviteurs.
Les prendrez-vous comme confidents ? On s'assoit dessus, on
travaille dessus, on en use, on les use ; usés, on les
remplace.
Exigeons
de ces serviteurs, de l'exactitude et de l'à-propos, de la décence,
une modeste présence.
Le
passé n'est pas une entité infaillible... Il a ses choses belles et
les laides. Le mauvais goût n'est pas né d'hier. Le passé profite
d'un avantage sur le présent : il s'enfonce dans l'oubli.
L'intérêt qu'on lui porte n'excite pas nos forces actives absorbées
violemment par le fait contemporain, mais il caresse nos heures de
loisir ; nous le contemplons avec la bénignité du
désintéressement. Signification ethnographique, documents de mœurs,
valeur historique, valeur de collection, s'ajoutent à son état de
beauté ou de laideur et dans les deux alternatives en augmentent
l'intérêt.Nos admirations pour les choses d'une culture antérieure
sont souvent en ce cas objectif, une rencontre captivante de l'animal
qui est en nous avec ce qu'il en restait dans ces produits d'une
culture en cheminement : le simple animal humain des fêtes
foraines. La culture est une marche vers la vie intérieure. Le décor
d'or et de pierres précieuses est le fait du sauvage endimanché qui
nous habite encore. »
Alors
nous protestons et nous nous expliquerons.
Ces
objets, ce n'est pas parce qu'ils sont utiles qu'ils ne peuvent être
objets d'attention, de travail, d'art enfin, et exprimer beaucoup
plus que leur simple fonction.
« Usés,
on les remplace » : est-ce que j'exagère en voyant là
une triste annonce de la loi de l'obsolescence programmée qui nous
gouverne actuellement ? Je ne crois pas, hélas, quand on sait
que cette esthétique moderniste est surtout héritière du Bauhaus,
qui travaillait pour l'industrie allemande de l'après-guerre et
visait avant tout à écouler ses produits.
Quant
à ce rapport horriblement condescendant au passé, ce culte
destructeur de la tabula rasa,
nous en constatons chaque jour les ravages.
« Aucune
raison pratique ou élevée n'excuse ni n'explique l'iconolâtrie.
Puisque l'iconolâtrie se dresse et s'étale puissante comme un
cancer, soyons iconoclastes. »
Aucune
raison pratique ou élevée n'excuse ni n'explique l'iconoclasme.
Puisque l'iconoclasme se dresse et s'étale puissant comme un cancer,
soyons iconolâtres.
***
Je
pourrais être bien content de simplement constater cet ironique
basculement, de voir que l'héritage du Corbusier est devenu ce qu'il
combattait, et m'en tenir là.
Je
dois néanmoins être de bonne foi, et constater que j'ai quelquefois
tendance à user de la même rhétorique que ce triste sire !
Chose que j'ai sciemment exagérée ici-même.
Il
s'agit donc de trouver maintenant de nouveaux outils théoriques qui
nous permettraient de dépasser ces manichéismes souvent trop
simplistes. Et à ce propos je me rappelle à l'enseignement de Edgar
Morin, qui nous disait dans son Introduction à la pensée
complexe qu' « au
paradigme de disjonction/réduction/unidimensionnalisation, il
faudrait substituer un paradigme de disjonction/conjonction qui
permette de distinguer sans disjoindre, d'associer sans identifier ou
réduire. (...) Car « la pathologie moderne de l'esprit est
dans l'hyper-simplification qui rend aveugle à la complexité du
réel. La pathologie de l'idée est dans l'idéalisme, où l'idée
occulte la réalité qu'elle a mission de traduire et se prend pour
seule réelle. La maladie de la théorie est dans le doctrinarisme et
le dogmatisme, qui referment la théorie sur elle-même et la
pétrifient. La pathologie de la raison est la rationalisation qui
enferme le réel dans un système d'idées cohérent mais partiel et
unilatéral, et qui ne sait ni qu'une partie du réel est
irrationalisable, ni que la rationalité a pour mission de dialoguer
avec l'irrationalisable. (...)
Nous
sommes toujours dans la préhistoire de l'esprit humain. Seule la
pensée complexe nous permettrait de civiliser notre connaissance.2 »
A
travailler donc...
J'ajouterai enfin, compulsion maladive à avoir le dernier mot, que je suis fier d'être un sauvage endimanché...
J'ajouterai enfin, compulsion maladive à avoir le dernier mot, que je suis fier d'être un sauvage endimanché...
1Le
Corbusier, L'Art décoratif d'aujourd'hui, Paris, 1925
2Edgar
Morin, Introduction à la pensée complexe
(1990), Seuil, Paris, 2005, pp. 23-24
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