mardi 16 avril 2013

Le Corbusier et moi....


Le Corbusier pris à son propre piège... ? Et moi à mon tour ?


Le Corbusier, 19251 ; aujourd'hui :

« le public enfin trituré, catéchisé, exhorté, amené à maturation, converti, crédule et « à la page », tous, clergé et catéchumènes de la nouvelle foi, ont décidé : un objet utile doit être décoré ; compagnon de nos joies et de nos peines, il doit avoir une âme. Les âmes réunies des objets décorés créent l'atmosphère radieuse dans laquelle notre sort triste se passera au rose. Au vide du siècle-machine, il faut répondre par l'effusion ineffable d'un décor berceur et doucement enivrant.
Dites un peu, froidement : « Décor ? Je ne comprends pas, je ne connais pas. Décor, pourquoi ? Décor, actes de ma vie et de ma pensée, pourquoi ? Décor, présence de mon bonheur, pourquoi ? »
Une religion est là, avec un imposant clergé : « C'EST L'ART », vous répond-on, vous répond la foule des iconolâtres. 
Vous êtes écrasé, Monsieur, avec votre protestation !"

Il est amusant de constater que de nos jours la tendance s'est totalement inversée : l'esthétique moderniste héritière, entre autres, du Corbusier est à son tour devenue une religion, avec son clergé d'architectes-star, son catéchisme institutionnalisé et officialisé dans les écoles d'architecture et leurs catéchumènes qui imposent leur vision aux quatre coins du monde. Sans compter le public du vingt et unième siècle, à son tour « converti, crédule et « à la page » » en regard de cette nouvelle esthétique, et qui se sentira bien ringard si celle-ci ne lui sied pas : « C'EST L'ART », lui répond-on, lui répond la foule des iconoclastes."
Vous êtes écrasé, Monsieur, avec votre protestation !

« Alors nous protestons et nous nous expliquerons. (...)
Les objets utiles de l'existence ont libérés autant d'esclaves d'autrefois. Ce sont eux les esclaves, les valets, les serviteurs. Les prendrez-vous comme confidents ? On s'assoit dessus, on travaille dessus, on en use, on les use ; usés, on les remplace.
Exigeons de ces serviteurs, de l'exactitude et de l'à-propos, de la décence, une modeste présence.
Le passé n'est pas une entité infaillible... Il a ses choses belles et les laides. Le mauvais goût n'est pas né d'hier. Le passé profite d'un avantage sur le présent : il s'enfonce dans l'oubli. L'intérêt qu'on lui porte n'excite pas nos forces actives absorbées violemment par le fait contemporain, mais il caresse nos heures de loisir ; nous le contemplons avec la bénignité du désintéressement. Signification ethnographique, documents de mœurs, valeur historique, valeur de collection, s'ajoutent à son état de beauté ou de laideur et dans les deux alternatives en augmentent l'intérêt.Nos admirations pour les choses d'une culture antérieure sont souvent en ce cas objectif, une rencontre captivante de l'animal qui est en nous avec ce qu'il en restait dans ces produits d'une culture en cheminement : le simple animal humain des fêtes foraines. La culture est une marche vers la vie intérieure. Le décor d'or et de pierres précieuses est le fait du sauvage endimanché qui nous habite encore. »

Alors nous protestons et nous nous expliquerons.
Ces objets, ce n'est pas parce qu'ils sont utiles qu'ils ne peuvent être objets d'attention, de travail, d'art enfin, et exprimer beaucoup plus que leur simple fonction.
« Usés, on les remplace » : est-ce que j'exagère en voyant là une triste annonce de la loi de l'obsolescence programmée qui nous gouverne actuellement ? Je ne crois pas, hélas, quand on sait que cette esthétique moderniste est surtout héritière du Bauhaus, qui travaillait pour l'industrie allemande de l'après-guerre et visait avant tout à écouler ses produits.
Quant à ce rapport horriblement condescendant au passé, ce culte destructeur de la tabula rasa, nous en constatons chaque jour les ravages.

« Aucune raison pratique ou élevée n'excuse ni n'explique l'iconolâtrie. Puisque l'iconolâtrie se dresse et s'étale puissante comme un cancer, soyons iconoclastes. »

Aucune raison pratique ou élevée n'excuse ni n'explique l'iconoclasme. Puisque l'iconoclasme se dresse et s'étale puissant comme un cancer, soyons iconolâtres.

***

Je pourrais être bien content de simplement constater cet ironique basculement, de voir que l'héritage du Corbusier est devenu ce qu'il combattait, et m'en tenir là.
Je dois néanmoins être de bonne foi, et constater que j'ai quelquefois tendance à user de la même rhétorique que ce triste sire ! Chose que j'ai sciemment exagérée ici-même.
Il s'agit donc de trouver maintenant de nouveaux outils théoriques qui nous permettraient de dépasser ces manichéismes souvent trop simplistes. Et à ce propos je me rappelle à l'enseignement de Edgar Morin, qui nous disait dans son Introduction à la pensée complexe qu' « au paradigme de disjonction/réduction/unidimensionnalisation, il faudrait substituer un paradigme de disjonction/conjonction qui permette de distinguer sans disjoindre, d'associer sans identifier ou réduire. (...) Car « la pathologie moderne de l'esprit est dans l'hyper-simplification qui rend aveugle à la complexité du réel. La pathologie de l'idée est dans l'idéalisme, où l'idée occulte la réalité qu'elle a mission de traduire et se prend pour seule réelle. La maladie de la théorie est dans le doctrinarisme et le dogmatisme, qui referment la théorie sur elle-même et la pétrifient. La pathologie de la raison est la rationalisation qui enferme le réel dans un système d'idées cohérent mais partiel et unilatéral, et qui ne sait ni qu'une partie du réel est irrationalisable, ni que la rationalité a pour mission de dialoguer avec l'irrationalisable. (...)
Nous sommes toujours dans la préhistoire de l'esprit humain. Seule la pensée complexe nous permettrait de civiliser notre connaissance.2 »

A travailler donc...


J'ajouterai enfin, compulsion maladive à avoir le dernier mot, que je suis fier d'être un sauvage endimanché...

1Le Corbusier, L'Art décoratif d'aujourd'hui, Paris, 1925
2Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe (1990), Seuil, Paris, 2005, pp. 23-24

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