mardi 23 avril 2013

Impostures?


A propos du supplément au Temps « Architecture & Design » printemps-été 2014, notamment sur  l'éditorial et l'article consacré à Pierre-Alain Dupraz :

L’œuvre de Monsieur Pierre-Alain Dupraz, telle que présentée dans ces pages, est certes un exercice de style magistral. Toutefois, comme trop souvent dans l'art contemporain, il me semble que la description de l’œuvre par une plume éclairée et élégante, comme c'est le cas dans l'article du Temps, est finalement hélas beaucoup plus intéressante que l'objet en question. Car l'appréciation élogieuse de ce bâtiment a tendance à occulter certaines données fondamentales de ce type de constructions emblématiques de l'esthétique moderniste portée aux nues depuis presque un siècle. Ces volumes immaculés, abstraits et épurés, ces baies vitrées, ce béton brut, ces lignes tristement mais justement décrites comme « découpées au scalpel », appartiennent à une désormais tradition moderniste héritée entre autres du Corbusier qui, au mieux, donne naissance à d'élégantes villas telle que celle décrite dans cet article, mais au pire défigure de plus en plus nos paysages urbains. Car cette esthétique est une violente et radicale négation de tout le vocabulaire architectural traditionnel, et est basée sur le credo hérité du Bauhaus, entre autres, de faire table rase du passé, entraînant par là des dérives irréparables dans les politiques de destructions du patrimoine et du rapport au passé. Cette esthétique est de plus totalement institutionnalisée et quasiment omniprésente, empêchant toute critique en la taxant de rétrograde, voire de réactionnaire, pour autant bien sûr qu'elle y réponde, et assurant par là sa pérennité. Mais sans doute est-ce là un débat plus large que celui qui nous occupe ici.
Pour en revenir plus particulièrement à la façon dont le bâtiment érigé par Monsieur Dupraz nous est présenté, ainsi qu'à son rapport à l'environnement naturel, je pense que nous avons ici affaire à une véritable imposture, propre à l'architecture contemporaine. Lorsqu'il est qualifié de « construction camouflage », et qu'on nous dit  qu'il se « (fond) dans les reliefs du terrain », je m'interroge. Car cette construction, avec ses formes simples et épurées, suit un des principes établis par Le Corbusier, qui donnait sa préférence à des solides « platoniques » et sans ornement. Or l'on sait que ces formes et structures ne se trouvent quasiment pas dans la nature, du moins à une large échelle macroscopique. Elles ont, tout comme les monolithes (et les pyramides par exemple), été érigées par l'humanité pour célébrer sa domination sur l'ordre naturel, et ne peuvent donc en aucun cas être envisagées comme des modèles de cohabitation harmonieuse avec la nature. De plus, leur refus de l'ornement induit une totale absence de hiérarchie dans les rapports entre les différentes échelles du bâtiment, ce qui rend impossible toute similarité avec les structures intrinsèques que l'on rencontre dans l'ordre naturel1. En quoi des architectures qui sont si radicales dans leur opposition avec les esthétiques passées, ainsi qu'avec leurs environnements bâtis et naturels, peuvent-elles décemment nous être présentées comme intégrées, ou pire encore, camouflées ?
Sans compter l'autre élément essentiel de ce bâtiment : le floutage de la frontière entre intérieur et extérieur (« nous sommes en plein dans la nature », « comme en vitrine ») qui pose un certain nombre de problèmes d'ordre quasi psychanalytique2, ainsi que la nécessité d'avoir devant ses fenêtres et autour de soi, pour pleinement jouir des avantages de la construction, un terrain non négligeable, et donc accessible uniquement à une petite élite : voilà qui remet méchamment en question les revendications écologistes contre le mitage du territoire, les constructions non contiguës  etc. (ceci dit les écologistes vert-libéraux n'en sont plus à une contradiction près...).


1 Nikos Salingaros, A Theory of Architecture, Umbau-Verlag, 2006 (chapitre 3 notamment)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire