mardi 17 janvier 2012

Démolition et crime

Ils le font. Ils osent.
24heures nous le confirme aujourd’hui, l’une des œuvres de Francis Isoz, située au numéro 39 de l’Avenue de la Gare, va être détruite.
Les moellons, les pierres de taille, les briques, les charpentes en bois, matériaux du passé, ne doivent plus exister à Lausanne. Car on ne construit plus avec ces matériaux. Et il importe que même ce qui a été construit de cette façon n’existe plus à Lausanne.
Les références aux esthétiques passées, à la Renaissance française, entre autres, pour le cas qui nous occupe ici, ne doivent plus avoir cours à Lausanne. Ils ne veulent plus que ces valeurs puissent encore embellir la ville. Leur place est au musée, pas dans les rues, ni dans les bâtiments. Par acquis de conscience ( ?), tout au plus quelques babioles seront-elles offertes au Musée historique de la ville.
Puis on fera table rase.
Car Philippe Gross nous le dit : « Cet immeuble a mal vieilli. Il était mal intégré dans le quartier et posait depuis quelque temps des problèmes de sécurité[1] ».
Soyons clairs. Que Monsieur Gross le dise franchement : le bâtiment a vieilli, simplement, et cela ne sied pas à ce Monsieur. Ensuite, s’il présentait des problèmes de sécurité, c’est parce qu’on l’a sciemment laissé « mal » vieillir. Et enfin, dire qu’il ne s’intégrait pas au quartier relève de la mauvaise foi la plus crasse. Car ce bâtiment existait avant les constructions érigées tout autour par Edipresse, et ce sont bien celles-ci qui n’ont aucunement tenu compte de ce à côté de quoi elles s’imposaient. Monsieur Gross le disait d’ailleurs en 2008[2] : « Il [le nouveau bâtiment] s’agit d’une architecture très sobre, qui ne fait pas concurrence à l’emblème qu’est la tour Edipresse et qui s’intègre parfaitement au site ». C’est donc bien le bâtiment de Francis Isoz qui faisait de l’ombre à la tour, et qu’il fallait remplacer par quelque chose qui répondît aux nouveaux critères de sobriété voulus par Edipresse.
Il ne semble aujourd’hui plus possible de s’opposer à ceux qui défendent ces nouveaux impératifs : on le voit, même classé en note 3, un immeuble n’a aucune chance de survie. Seuls des ouvrages classés 2 ou 1 (la cathédrale ou le château de Chillon par exemple) peuvent y prétendre (mais jusqu’à quand ?). Il y a de quoi désespérer.

Je ne peux donc que redire très fort les questions que je posais à Monsieur Gross dans un récent ouvrage[3] :

« Revenant à l’édifice cité plus haut en exemple, je rapporterai les propos du directeur immobilier du groupe en question qui estime que « les qualités intrinsèques de l’actuel bâtiment ne justifient pas son maintien[4] ». Commençant par relever l’arrogance d’un tel jugement, je pourrais poser un certain nombre de questions aux responsables, mercenaires sans scrupules de la spéculation immobilière, de cet acte de terrorisme urbain : qui donc sont-ils pour se permettre de détruire l’œuvre d’une figure importante de l’histoire architecturale de Lausanne ? Qui donc sont-ils pour imposer à l’ensemble de la population leur vision moderniste, épurée, aseptisée et désespérément fonctionnelle de l’architecture ? Qui donc sont-ils pour bombarder tout un pan de l’architecture du tournant des 19ème et 20ème siècles, et pour décider que les quelques vestiges de notre passé ne valent rien, ou moins que leurs créations lisses et déprimantes ? Qui donc sont-ils pour infliger à tous les habitants de cette ville leurs monuments mortifères, vides et immuno-déficitaires ?
Qu’aujourd’hui nous ne construisions plus selon les critères en vigueur il y a plus d’une centaine d’années, soit! Mais pourquoi raser ce qui reste du passé quand d’autres l’estiment et l’aiment encore ? Qu’ils cessent d’imposer leurs médiocres critères de rentabilité et leur indigence utilitaire et bassement mercantile à tout le monde !
Qu’ils construisent leurs horreurs là où le terrain est encore vide (le vide leur va si bien !). Mais qu’ils laissent en place ce qui, ne leur en déplaise, agrée encore à nombre d’habitants d’une cité dont ils ne devraient pas être les despotes, aveuglés par leurs objectifs capitalistes et tristement fonctionnels, encore victime des idées du Corbusier et de ses continuateurs, qu’il s’agirait une bonne fois pour toute de faire comparaître devant je ne sais quel tribunal pour crime contre l’humanité ! ».

Je maintiens ces propos avec la plus grande ferveur, et m’insurge contre les agissements de ces démolisseurs sans scrupule. Et tiens à leur dire une fois encore : honte à vous, qui détruisez peu à peu notre ville, et qui nous faites tomber dans votre dictature immobilière volontairement aliénée de tout héritage culturel et architectural !

Richard Tanniger, Lausanne, 17 janvier 2012


[1] 24heures du 17 janvier 2012.
[2] 24heures du 1er mai 2008.
[3] Du Réel à venir, Lausanne, Les Editions Limitées, 2010, pp. 13-14.
[4] Cité dans le 24Heures du 1er mai 2008.

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