lundi 5 mars 2012

Habitat et transparence

Une architecture qui se nie...


Pour qui s’intéresse aux tendances actuelles en matière d’habitat et de construction, la Suisse semble offrir, à en croire certains organes de la presse régionale, plusieurs modèles de maison idéale : la lauréate du Prix d’architecture 2012 d’IdealesHEIM dans le canton de Fribourg, le bâtiment érigé au-dessus de Sierre par Renggli architectes ou celui près du lac de Lugano par Jacopo Mascheroni, pour ne citer qu’eux. Avec comme mantra l’ode absolu à la transparence, qui nous est présentée comme une sublimation de l’espace construit, une symbiose entre habitat et environnement[1].
Que peut-on en dire ?
Commençons par relever que l’argument principal en faveur de telles constructions les restreint à un très petit nombre de privilégiés. Car la jouissance qu’elles offrent à leurs occupants de panoramas idylliques n’est permise qu’à des constructions isolées et perdues au sein d’une nature certes magnifique, mais qui ne l’est justement que si elle n’est pas dénaturée (c’est le cas de le dire) par d’autres constructions bétonneuses ! Il y aura encore beaucoup à en dire...
Passons ensuite sur l’usage excessif de ce béton si laid et vulgaire, pour nous concentrer sur ce « sentiment d’être dehors tout en étant à l’intérieur », induit par le floutage de la frontière entre extérieur et intérieur.
Cette problématique du Dedans et du Dehors est fascinante à plus d’un titre : fondamentale pour l’architecture, car celle-ci est sans doute le seul art à penser la spatialité intérieure comme centrale à sa pratique ; et elle nous amène également à l’envisager d’un point de vue psychanalytique. L’on sait en effet que depuis les années trente et l’avènement du plan libre, « l’habitation privée de parois closes et infranchissables, projetée à l’extérieur, ouverte vers un horizon éloigné, indéterminé, l’affranchissement par rapport à la limitation d’une coquille extérieure, sembla un signe de la libération de l’homme à l’égard de la captivité close à laquelle l’avait contraint l’indispensable présence du mur (de bois, de maçonnerie) et qui désormais, avec l’avènement de l’acier et du verre, venait à disparaître.[2] » Ainsi les grands maîtres du rationalisme européen, Mies van der Rohe, Le Corbusier et cie en tête, crurent-ils pouvoir se débarrasser du besoin qu’a l’homme des espaces clos, intimes et secrets. Ainsi dans nos nouvelles maisons idéales : « avant, c’était un lieu intime, maintenant on veut de la clarté partout ».
Mais que peut bien signifier ce refus de l’intime et des espaces clos ? Cette dissolution de l’espace intérieur, ou sa projection vers l’extérieur, signifierait-t-elle un refus de l’inconscient, un refus des espaces qui symboliseraient une intériorité utérine et protectrice ? Un refus de l’irrationnel, du caché, du secret, toutes choses pourtant nécessaires à la psyché humaine ? Cette option serait peut-être viable pour qui serait totalement exempt de tout conflit interne. Mais en sommes-nous vraiment là ? Il me semble plutôt voir là l’apparition d’individus aveuglément soumis à la rationalité despotique imposée par nos architectes, urbanistes et décorateurs d’intérieur contemporains, et qui viennent habiter des maisons où l’espace intérieur a été profondément violenté et tourné de force vers l’extérieur. Et « la chose peut être inacceptable en raison de la présence de résistances et de censures.[3] » Attention donc au retour du refoulé !
Car cette conception de l’habitat, en forçant le regard vers l’extérieur, en forçant l’habitant à disparaître au profit du décor ambiant, le force à s’oublier lui-même. De même l’usage d’une palette de différents gris, « ...couleur qui sait se faire oublier pour mettre en valeur ce qui l’entoure ».
Architecture qui nie son intériorité et donc qui se nie, ainsi que celle de son usager.
De plus, les diktats de l’écologie et du développement durable n’arrangent pas les choses, qui imposent aux quartiers dits « éco-responsables » des isolations démentielle : des triples vitrages, des systèmes d’aération qui renouvellent l’air sans avoir à ouvrir les fenêtres (non, ce n’est pas une plaisanterie...), et des insonorisations extrêmes qui frisent l’autisme le plus déprimant...

L’écologie, à quel prix ??

Bref, il semble y avoir bien du souci à se faire sur l’avenir de la santé mentale des habitants de nos futurs éco-quartiers et bâtiments classés Minergie...

J’en appellerai pour finir aux toujours salutaires surréalistes, qui « André Breton en tête [...] ont bien senti à quel point le fonctionnalisme se retournait contre son utilisateur et que la transparence n’était pas une facilité pour mieux voir le surréel que le monde contient, mais un renfermement aseptisé, gommant les limites et mêlant l’intérieur à l’extérieur sans l’épreuve alicienne du miroir à traverser...[4] »

Lausanne, mars 2012


[1]Voir par exemple les 24 heures des 1er février et 3-4 mars 2012 , ou encore le catalogue de l’exposition Habitat et Jardin 2012
[2] Gillo Dorfles, « Innen et Aussen en architecture et en psychanalyse », in Nouvelle Revue de Psychanalyse, numéro 9, Printemps 1974, Gallimard, Paris, p. 233 (je souligne)
[3] Idem, p. 237
[4] Thierry Paquot, Un philosophe en ville, infolio éditions, 2011, p. 91

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire