mardi 23 avril 2013

Impostures?


A propos du supplément au Temps « Architecture & Design » printemps-été 2014, notamment sur  l'éditorial et l'article consacré à Pierre-Alain Dupraz :

L’œuvre de Monsieur Pierre-Alain Dupraz, telle que présentée dans ces pages, est certes un exercice de style magistral. Toutefois, comme trop souvent dans l'art contemporain, il me semble que la description de l’œuvre par une plume éclairée et élégante, comme c'est le cas dans l'article du Temps, est finalement hélas beaucoup plus intéressante que l'objet en question. Car l'appréciation élogieuse de ce bâtiment a tendance à occulter certaines données fondamentales de ce type de constructions emblématiques de l'esthétique moderniste portée aux nues depuis presque un siècle. Ces volumes immaculés, abstraits et épurés, ces baies vitrées, ce béton brut, ces lignes tristement mais justement décrites comme « découpées au scalpel », appartiennent à une désormais tradition moderniste héritée entre autres du Corbusier qui, au mieux, donne naissance à d'élégantes villas telle que celle décrite dans cet article, mais au pire défigure de plus en plus nos paysages urbains. Car cette esthétique est une violente et radicale négation de tout le vocabulaire architectural traditionnel, et est basée sur le credo hérité du Bauhaus, entre autres, de faire table rase du passé, entraînant par là des dérives irréparables dans les politiques de destructions du patrimoine et du rapport au passé. Cette esthétique est de plus totalement institutionnalisée et quasiment omniprésente, empêchant toute critique en la taxant de rétrograde, voire de réactionnaire, pour autant bien sûr qu'elle y réponde, et assurant par là sa pérennité. Mais sans doute est-ce là un débat plus large que celui qui nous occupe ici.
Pour en revenir plus particulièrement à la façon dont le bâtiment érigé par Monsieur Dupraz nous est présenté, ainsi qu'à son rapport à l'environnement naturel, je pense que nous avons ici affaire à une véritable imposture, propre à l'architecture contemporaine. Lorsqu'il est qualifié de « construction camouflage », et qu'on nous dit  qu'il se « (fond) dans les reliefs du terrain », je m'interroge. Car cette construction, avec ses formes simples et épurées, suit un des principes établis par Le Corbusier, qui donnait sa préférence à des solides « platoniques » et sans ornement. Or l'on sait que ces formes et structures ne se trouvent quasiment pas dans la nature, du moins à une large échelle macroscopique. Elles ont, tout comme les monolithes (et les pyramides par exemple), été érigées par l'humanité pour célébrer sa domination sur l'ordre naturel, et ne peuvent donc en aucun cas être envisagées comme des modèles de cohabitation harmonieuse avec la nature. De plus, leur refus de l'ornement induit une totale absence de hiérarchie dans les rapports entre les différentes échelles du bâtiment, ce qui rend impossible toute similarité avec les structures intrinsèques que l'on rencontre dans l'ordre naturel1. En quoi des architectures qui sont si radicales dans leur opposition avec les esthétiques passées, ainsi qu'avec leurs environnements bâtis et naturels, peuvent-elles décemment nous être présentées comme intégrées, ou pire encore, camouflées ?
Sans compter l'autre élément essentiel de ce bâtiment : le floutage de la frontière entre intérieur et extérieur (« nous sommes en plein dans la nature », « comme en vitrine ») qui pose un certain nombre de problèmes d'ordre quasi psychanalytique2, ainsi que la nécessité d'avoir devant ses fenêtres et autour de soi, pour pleinement jouir des avantages de la construction, un terrain non négligeable, et donc accessible uniquement à une petite élite : voilà qui remet méchamment en question les revendications écologistes contre le mitage du territoire, les constructions non contiguës  etc. (ceci dit les écologistes vert-libéraux n'en sont plus à une contradiction près...).


1 Nikos Salingaros, A Theory of Architecture, Umbau-Verlag, 2006 (chapitre 3 notamment)

dimanche 21 avril 2013

Loos et les fractales...

Tiré d'un récent article de Nikos Salingaros et Michael Mehaffy:

http://www.metropolismag.com/pov/20130419/toward-resilient-architectures-3-how-modernism-got-square


Où les fractales ont bien des choses à dire à Adolf Loos:






"The fractal mathematics of nature bears a striking resemblance to human ornament, as in this fractal generated by a finite subdivision rule. This is not a coincidence: ornament may be what humans use as a kind of “glue” to help weave our spaces together. It now appears that the removal of ornament and pattern has far-reaching consequences for the capacity of environmental structures to form coherent, resilient wholes." 



"In this picture of things, ornament is far from mere decoration. It is a precise category of articulation of the connections between regions of space by the human beings that design them. It can be thought of as an essential kind of “glue” that allows different parts of the environment to echo and connect to one another, in a cognitive sense and even in a deeper functional sense. Ornament, then, is an important tool to form a complex fabric of coherent symmetrical relationships within the human environment."

La conception  de l'ornement encore à l'oeuvre de nos jours, et héritée entre autres du triste sire Adolf Loos, a besoin d'être ré-envisagée sous un angle entièrement nouveau. Car ce fonctionnalisme minimaliste encore actuellement en vogue se leurre en croyant que l'efficacité fonctionnelle peut se réduire à une conception formelle simpliste. Un fonctionnalisme intelligent ne peut être simpliste:

"As one functional example, a certain kind of cell-phone antenna incorporating ornament-like fractal patterns (see above) offers the best performance for its tiny size but cannot be conceptualized within a minimalist form language."


Is this ornamental embroidery? Actually, a fractal antenna which, when miniaturized, makes cell phone reception possible. There is an important role here for functionalism, understood in a much deeper sense. Drawing by Nikos Salingaros

A bon entendeur, Loos!



mardi 16 avril 2013

Révolutions muséales...


Encore, avril 2013, « Sage révolution muséale », Renzo Stroscio

Le supplément au Matin Dimanche du 14 avril 2013 nous présente cinq projets de musées helvétiques, qu'il me semble intéressant de brièvement commenter.
L'auteur commence par les « bâtis bling-bling » qui souvent sont de mise hors de nos frontières. Je ne suis pas, loin s'en faut, fan du « bling-bling », mais peut-être que la Suisse en aurait bien besoin un minimum, pour insuffler un peu de fantaisie dans ses « sages révolutions »...
Le mot d'ordre est donné d'emblée : « motto « épuré et fonctionnel » ». Après presque 100 ans de ravages architecturaux et urbanistiques désolants, l'héritage du Corbusier est toujours proposé au lecteur comme le meilleur du modernisme, dont les « détails sobres, sans fantaisie » sont le « comble de l'élégance ». Depuis quand le manque de fantaisie est-il un gage de qualité et d'élégance ? Sans parler de ce fonctionnalisme imbécile et réducteur dont l'indigence a été prouvée à maintes reprises.
Pour l'extension du Kunsthaus à Zürich, on nous parle d'un « nouvel équilibre entre l'ancien et le nouveau », mais sans dire un mot des bâtiments anciens qui seront allègrement démolis pour permettre au nouveau projet de voir le jour. Étrange équilibre basé sur la destruction du passé, que l'on nous dit en plus « (s'intégrer) de manière optimale dans le tissu urbain » et « cohabiter en douceur ». En quoi une architecture dont l'esthétique est une négation absolue de tout ce qui l'entoure peut-elle être considérée comme « intégrée » ? Et en quoi la violence imposée à l'environnement bâti peut-elle être associée à de la « douceur » ? Que l'on aime ou pas ce genre de bâtiments est un problème, mais que cesse enfin l'imposture ! Que les thuriféraires de ce genre de constructions admettent, assument et revendiquent une fois pour toutes le fait qu'elles sont basées sur une négation absolue de tout le vocabulaire architectural traditionnel sans invoquer cet argument fallacieux et mensonger d'intégration !
Le problème est le même à Lausanne. Le projet « moderne et audacieux » (mais quelle est donc cette audace ? J'en ai déjà parlé sur ce blog...) a paraît-il reçu « une olà majestueuse du jury ». De ce que j'en sais, les choses sont loin d'être aussi simples... mais passons là-dessus. On apprend ensuite que la nouvelle structure « gardera quelques détails d'antan. Deux nefs et une verrière « sauvées » (ici j'apprécie les guillemets) de l'ancien bâtiment des locomotives retrouveront les fastes du passé après une scrupuleuse restauration et seront intégrées au nouvel ensemble ». Ici l'on se retrouve face à la politique lausannoise actuellement en vogue qui, au delà de tous les recensements architecturaux possibles, consiste à considérer que la préservation d'un élément, aussi petit soit-il (morceau de cage d'escaliers, morceau de façade ou autre), suffit, si on le considère comme un symbole ou un infime rappel iconique de ce qu'on s'apprête à détruire, à perpétuer la mémoire du lieu. Et fi de ce qu'on démolit ! L'honneur est sauf ! Les « fastes du passé » ne sont en fait plus que de petites pièces de musée, et au temps pour « la scrupuleuse restauration » !
Que dire encore du « monolithe » prévu à Coire pour 2016, et de l'acoquinement de Genève avec Jean Nouvel, justement nommé « star » de cette nouvelle architecture ?

« Pureté des lignes, économie des formes, les Suisses ne goûtent pas à l'extravagance. Les bâtiments se fondent dans le paysage urbain. (...) C'est aussi ça le renouvellement des villes ! » : Tristesse et indigence ; imposture et utopies dangereuses ! J'espère que la Suisse a autre chose à nous proposer pour son avenir !

Le Corbusier et moi....


Le Corbusier pris à son propre piège... ? Et moi à mon tour ?


Le Corbusier, 19251 ; aujourd'hui :

« le public enfin trituré, catéchisé, exhorté, amené à maturation, converti, crédule et « à la page », tous, clergé et catéchumènes de la nouvelle foi, ont décidé : un objet utile doit être décoré ; compagnon de nos joies et de nos peines, il doit avoir une âme. Les âmes réunies des objets décorés créent l'atmosphère radieuse dans laquelle notre sort triste se passera au rose. Au vide du siècle-machine, il faut répondre par l'effusion ineffable d'un décor berceur et doucement enivrant.
Dites un peu, froidement : « Décor ? Je ne comprends pas, je ne connais pas. Décor, pourquoi ? Décor, actes de ma vie et de ma pensée, pourquoi ? Décor, présence de mon bonheur, pourquoi ? »
Une religion est là, avec un imposant clergé : « C'EST L'ART », vous répond-on, vous répond la foule des iconolâtres. 
Vous êtes écrasé, Monsieur, avec votre protestation !"

Il est amusant de constater que de nos jours la tendance s'est totalement inversée : l'esthétique moderniste héritière, entre autres, du Corbusier est à son tour devenue une religion, avec son clergé d'architectes-star, son catéchisme institutionnalisé et officialisé dans les écoles d'architecture et leurs catéchumènes qui imposent leur vision aux quatre coins du monde. Sans compter le public du vingt et unième siècle, à son tour « converti, crédule et « à la page » » en regard de cette nouvelle esthétique, et qui se sentira bien ringard si celle-ci ne lui sied pas : « C'EST L'ART », lui répond-on, lui répond la foule des iconoclastes."
Vous êtes écrasé, Monsieur, avec votre protestation !

« Alors nous protestons et nous nous expliquerons. (...)
Les objets utiles de l'existence ont libérés autant d'esclaves d'autrefois. Ce sont eux les esclaves, les valets, les serviteurs. Les prendrez-vous comme confidents ? On s'assoit dessus, on travaille dessus, on en use, on les use ; usés, on les remplace.
Exigeons de ces serviteurs, de l'exactitude et de l'à-propos, de la décence, une modeste présence.
Le passé n'est pas une entité infaillible... Il a ses choses belles et les laides. Le mauvais goût n'est pas né d'hier. Le passé profite d'un avantage sur le présent : il s'enfonce dans l'oubli. L'intérêt qu'on lui porte n'excite pas nos forces actives absorbées violemment par le fait contemporain, mais il caresse nos heures de loisir ; nous le contemplons avec la bénignité du désintéressement. Signification ethnographique, documents de mœurs, valeur historique, valeur de collection, s'ajoutent à son état de beauté ou de laideur et dans les deux alternatives en augmentent l'intérêt.Nos admirations pour les choses d'une culture antérieure sont souvent en ce cas objectif, une rencontre captivante de l'animal qui est en nous avec ce qu'il en restait dans ces produits d'une culture en cheminement : le simple animal humain des fêtes foraines. La culture est une marche vers la vie intérieure. Le décor d'or et de pierres précieuses est le fait du sauvage endimanché qui nous habite encore. »

Alors nous protestons et nous nous expliquerons.
Ces objets, ce n'est pas parce qu'ils sont utiles qu'ils ne peuvent être objets d'attention, de travail, d'art enfin, et exprimer beaucoup plus que leur simple fonction.
« Usés, on les remplace » : est-ce que j'exagère en voyant là une triste annonce de la loi de l'obsolescence programmée qui nous gouverne actuellement ? Je ne crois pas, hélas, quand on sait que cette esthétique moderniste est surtout héritière du Bauhaus, qui travaillait pour l'industrie allemande de l'après-guerre et visait avant tout à écouler ses produits.
Quant à ce rapport horriblement condescendant au passé, ce culte destructeur de la tabula rasa, nous en constatons chaque jour les ravages.

« Aucune raison pratique ou élevée n'excuse ni n'explique l'iconolâtrie. Puisque l'iconolâtrie se dresse et s'étale puissante comme un cancer, soyons iconoclastes. »

Aucune raison pratique ou élevée n'excuse ni n'explique l'iconoclasme. Puisque l'iconoclasme se dresse et s'étale puissant comme un cancer, soyons iconolâtres.

***

Je pourrais être bien content de simplement constater cet ironique basculement, de voir que l'héritage du Corbusier est devenu ce qu'il combattait, et m'en tenir là.
Je dois néanmoins être de bonne foi, et constater que j'ai quelquefois tendance à user de la même rhétorique que ce triste sire ! Chose que j'ai sciemment exagérée ici-même.
Il s'agit donc de trouver maintenant de nouveaux outils théoriques qui nous permettraient de dépasser ces manichéismes souvent trop simplistes. Et à ce propos je me rappelle à l'enseignement de Edgar Morin, qui nous disait dans son Introduction à la pensée complexe qu' « au paradigme de disjonction/réduction/unidimensionnalisation, il faudrait substituer un paradigme de disjonction/conjonction qui permette de distinguer sans disjoindre, d'associer sans identifier ou réduire. (...) Car « la pathologie moderne de l'esprit est dans l'hyper-simplification qui rend aveugle à la complexité du réel. La pathologie de l'idée est dans l'idéalisme, où l'idée occulte la réalité qu'elle a mission de traduire et se prend pour seule réelle. La maladie de la théorie est dans le doctrinarisme et le dogmatisme, qui referment la théorie sur elle-même et la pétrifient. La pathologie de la raison est la rationalisation qui enferme le réel dans un système d'idées cohérent mais partiel et unilatéral, et qui ne sait ni qu'une partie du réel est irrationalisable, ni que la rationalité a pour mission de dialoguer avec l'irrationalisable. (...)
Nous sommes toujours dans la préhistoire de l'esprit humain. Seule la pensée complexe nous permettrait de civiliser notre connaissance.2 »

A travailler donc...


J'ajouterai enfin, compulsion maladive à avoir le dernier mot, que je suis fier d'être un sauvage endimanché...

1Le Corbusier, L'Art décoratif d'aujourd'hui, Paris, 1925
2Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe (1990), Seuil, Paris, 2005, pp. 23-24

samedi 6 avril 2013

Densification et démolitions...


La densification et ses pelleteuses encore à l’œuvre à Lausanne...


La politique municipale de démolitions systématiques continue son œuvre à Lausanne.
Le 24 heures du 3 avril nous décrit la démolition du Petit Ruisseau, qui, suivant d'autres démolitions, annonce le rehaussement prévu dans le même quartier de 13 immeubles, ainsi que la destruction de la maison des Lauriers. Les 127 signataires qui tentaient de sauver le Petit Ruisseau n'ont rien pu faire, de même que les 771 signataires en faveur de la maison des Lauriers, dont l'opposition vient d'être levée par la municipalité. Cette municipalité qui insiste avant tout, pour se justifier, sur la légalité et la conformité des ces destructions avec le Plan général d'affectation et la loi cantonale.
Quand donc la municipalité comprendra-t-elle que ces questions relèvent d'un problème qui va bien au delà de ces questions juridiques ? Il est clair que si le débat ne quitte pas ce domaine, toutes les oppositions possibles resteront inutiles, et ne pourront au mieux que repousser les débuts des travaux, dès lors que tous les plans d'affectation auront été élaborés pour faciliter leur exécution. Ce problème relève d'un débat d'une bien plus grande ampleur.
De plus, les maigres possibilités légales qui restent aux opposants, à savoir les notes de recensement, ne valent hélas absolument rien de nos jours. L'exemple des Lauriers est emblématique : le chef du Service de l'urbanisme nous le dit : « La note de recensement du Café des Lauriers est de 4, qui désigne des bâtiments bien intégrés, que l'on conserve habituellement, mais qui dans certains cas peuvent tout de même être démolis 1». C'est le même argument qui avait été évoqué pour justifier la démolition du bâtiment de Francis Isoz à l'Avenue de la Gare : "certes, habituellement on se devrait de conserver ces bâtiments qui témoignent d'un certain héritage architectural, d'un style et d'une époque, voire de tout un quartier, mais si l'on en détruit, ponctuellement, un ou deux, le dommage est moindre" (je simplifie...). Or le problème est que ce florilège de cas particuliers dont la démolition se justifie par son caractère exceptionnel est devenue une règle. Au nom de ces exceptions prévues, on en vient à justifier une généralisation des démolitions !
L'autre argument principal, relayé par l'architecte cantonal, consiste à déplorer et condamner dans un premier temps le « mitage du territoire » induit par la volonté de préserver le paysage, pour ensuite justifier une densification urbaine outrancière. Ainsi, pour préserver le paysage rural, le paysage urbain doit-il à son tour être défiguré. Les arguments esthétiques en faveur de la préservation du paysage de nos campagnes ne valent-ils donc plus rien dès lors que l'on parle de paysage urbain ?
Il s'agit peut-être de dépasser cette opposition simpliste. Quand donc comprendrons-nous que le problème ne réside pas dans ce combat insoluble entre ville et campagne, mais bien dans l'explosion démographique démentielle qu'à la fois villes et campagnes subissent ? Cette croissance que tout le monde s'accorde à louer, encourager et magnifier de façon inconsciente, il s'agirait peut-être de la remettre en question ? Pour justifier les ravages urbanistiques qu'il défend, Monsieur Olivier Français nous rappelle que les autorités de la Ville ont « la responsabilité de participer au développement de la société ». Mais quelle société ? Ici une réflexion écologique intelligente serait nécessaire, non celle des technocrates adeptes aveugles du standard Minergie comme seul horizon valable, mais de visionnaires tels qu'un Luc Schuiten par exemple...

1voir Le Temps du 6 août 2011

lundi 1 avril 2013

Violence et nihilisme dans le modernisme


The Tyranny of Artistic Modernism, by Mark Anthony Signorelli and Nikos A. Salingaros

( J'en propose ici un très bref résumé traduit par moi-même. La version originale intégrale est disponible sur : http://www.newenglishreview.org/custpage.cfm/frm/119633/sec_id/119633.)



Dans cet article paru en 20121, les auteurs nous entretiennent de ce qu'ils appellent le modernisme artistique. On peut y lire que l'esthétique moderniste qui règne de nos jours présente certains critères – en architecture, un manque d'échelle et d'ornementation associée à un excès accablant de l'usage de matériaux tels que verre, acier et béton brut ; dans les arts plastiques, un rejet des formes naturelles mêlé à un indéniable goût pour le dérangeant et le clinquant ; en littérature, une narration non-linéaire, un imaginaire obscur et ésotérique, et un manque de recherche formelle poétique et discursive. Autant de critères que l'on pourrait résumer ainsi : une hostilité et une méfiance envers tous les critères traditionnels d’excellence, révélés par des millénaires de culture et de réflexion ; une conception absolue de la liberté artistique, et totalement coupée des buts de son art ; et, ainsi que l'a si clairement démontré Roger Scruton, un refus d'appliquer les catégories du Beau à la création artistique ou à son appréciation.
Derrière ces nouvelles conceptions esthétiques œuvre une idéologie défendue par une part importante de la structure institutionnelle du monde occidental – universités, maisons d'édition, galeries, presse écrite, comités d'attribution des prix, etc. Et tout effort créatif relevant d'autres sources d'inspiration que de cette agression moderniste est invariablement ignoré ou catalogué comme désuet ou réactionnaire. Système totalitaire – la dictature du modernisme.
Bien sûr le règne du modernisme est sur nous depuis plus d'un siècle, et a depuis imposé ses propres règles et standards et a établi son propre canon « classique ». Il a également développé sa propre tradition. Et parce que la production artistique contemporaine – qu'elle relève du champ de la littérature, de l'architecture, de la musique ou des arts plastiques – est si évidemment inférieure à tout ce qui a été produit avant, ses défenseurs affirment qu'elle appartient per se, et uniquement, au début du vingtième siècle, que depuis le monde de la création est passé au « post-modernisme », et au-delà, et qu'ainsi toute critique de l'art contemporain est hors de propos, désamorçant ainsi par une stratégie subtile toute tentative de critique, en omettant le fait qu'une grande majorité du modernisme se complaît dans la négation fondamentale de toute complexité.
Ceci est d'autant plus remarquable que le modernisme s'est construit en tant que rejet de la tradition, comme nous le montre le credo du Bauhaus de faire table rase et de créer un art entièrement libéré du passé.
Qu'une mouvance si violemment « anti-traditionnelle » ait cristallisé dans sa propre tradition pourrait sembler paradoxal.
En fait, on sait que tout mouvement artistique génère ses propres lois et règles, mais le mouvement moderniste, en édictant les siennes, qui étaient simplement les opposées de celles qu'il remplaçait, et qui niaient la complexité de ce qu'elles remplaçaient, se firent encore plus conformistes qu'elles.
On constate, par exemple, que les architectes qui remportent actuellement des prix copient l’esthétique originellement approuvée par le Bauhaus, dont les membres travaillaient pour l'industrie allemande de l'époque pour vendre ses produits industriels : acier, verre et béton ; nos actuels « starchitectes » continuent de perpétuer ces exemples dysfonctionnels.
Si nous nous interrogeons sur ces règles, nous constatons qu'elles sont presque toutes totalement opposées à tous les principes artistiques en vigueur jusqu'à la fin du dix-neuvième siècle. Quand la tradition envisageait la symétrie au sein de la complexité, le modernisme envisageait la simplicité extrême, la dislocation et le déséquilibre. Alors que la tradition voulait apporter du plaisir (« plaire et instruire », selon Horace), l'art moderne vise à brutaliser ou donner la nausée (cf. Jacques Barzun, The Use and Abuse of Art). Alors que l'architecture pré-moderniste usait des échelles et de l'ornement, l'architecture moderne promeut de façon agressive le gigantisme, la stérilité et l’aridité. Alors que la littérature dite-classique perpétuait les règles grammaticales, la littérature moderne recourt à des distorsions syntaxiques.
La tradition moderniste est fondamentalement en conflit avec les traditions classiques et vernaculaires. Et tout artiste qui croit que son travail peut s’accommoder de ces deux traditions se leurre, car l'esthétique moderniste a été fondée en tant que rejet et négation des œuvres passées, ce qui empêche tout dialogue en le forçant à faire un choix radical.
Car le modernisme impose une incroyable violence : voir dans l'architecture déconstructiviste les procédés qui amènent au vertige et à la nausée (surplombs sans supports évidents, bâtiments inclinés, murs intérieurs penchés, longues fenêtres horizontales qui violentent l'axe vertical défini par la gravité, etc.). On trouve une forme plus « douce » de cette violence dans les environnements minimalistes dépourvus de tout signe de vie : murs d'un blanc absolu, façades sans fenêtres ou au contraire toutes en rideaux de verre, bâtiments conçus comme des cubes et boîtes de verre ou de béton, etc. Derrière tout ceci ne réside que le désespoir, l'absence de toute beauté qui signifie la totale incapacité de ces artistes d'imaginer une réalité capable de transcender la terrible laideur du monde moderne.
Ainsi l'on constate que l'art moderne manifeste le pire de la pensée moderne – le désespoir, l'irrationnel, la haine de la tradition, la confusion de la scientia et et de la techne, de la sagesse et du pouvoir. Bref, le modernisme artistique est l'incarnation du nihilisme contemporain.
Ces manifestations de violence et le rejet qu'elles provoquent habituellement dans le public amènent leurs auteurs à constamment réclamer de façon quasi hystérique plus d' « éducation » - comprenez lavage de cerveau – pour amener les gens « ordinaires » à accepter leurs idées. De fait, l'emprise presque parfaite qu'ont les architectes modernistes sur les écoles et les universités est le facteur le plus important du triomphe de leur style : en témoignent les écoles d'architecture, où seule une poignée de cours daigne enseigner une pratique basée sur les techniques traditionnelles. Et les architectes qui osent encore utiliser dans leurs dessins le vocabulaire des traditions pré-modernistes sont dénigrés et taxés de réactionnaires. La machine de propagande du modernisme a si bien fonctionné que nous assistons aujourd'hui à une complète inversion des standards et normes artistiques.
Ajouter à cela le cynisme induit par l’appât du gain et les considérations d'ordre strictement économique...

La solution à tout cela ne se trouve pas dans un simpliste retour dans le passé, mais dans un usage intelligent des sagesses et découvertes passées, pour , s'en nourrissant, les dépasser et aller de l'avant. Car une société humaine peut difficilement croître sur un terreau fait de rejets et de négations. Il s'agit de retrouver certaines sources d'inspiration – la beauté qui anime le monde naturel, l'aspiration de l'âme humaine à l'excellence, les aperçus brefs et imprécis que nous avons d'un but caché derrière l'apparent chaos de nos existences. De grandes traditions artistiques se sont nourries de tels printemps ; et ce n'est qu'à partir de semblables printemps qu'une culture renouvelée émergera de notre époque.