mercredi 21 décembre 2011

Art de la forclusion



Le quartier du Flon : exemple d’une (d)évolution


Dans un ouvrage paru en 2005[1], Rebecca Solnit, parlant de la jeunesse punk à San Francisco, relevait le lien de celle-ci avec les ruines urbaines, qui lui offraient non seulement une esthétique, mais également une éthique, une façon d’agir et de vivre. L’auteur évoquait ces ruines urbaines comme une expression de l’inconscient de la ville, et de tout ce qui relevait de sa mémoire, de sa part d’inconnu et d’obscur. Une aire sauvage en rapport intime avec, entre autres, l’érotique et le transgressif, libérée de la planification ordonnée, et rendant compte de la complexité de la vie. Un territoire que l’on pouvait explorer, mais en aucun cas cartographier ou quadriller.
En écho avec ces idées, l’exemple du quartier du Flon à Lausanne offre ample matière à réflexion.
Ce quartier avait l’avantage, dès les années 1980, de représenter toute une culture alternative, où essaimaient les galeries d’artistes et les petites boutiques, ainsi que des espaces de création où le lucratif n’était de loin pas le but premier. Il était pourtant qualifié de « ruine »[2] qui, comme le quartier sous-gare, n’était plus considéré que comme un « îlot qui n’a pas pu évoluer et se connecter au reste de la ville ». La plate-forme du Flon, d’une zone industrielle était soi-disant « devenue méconnaissable. En 1996, plus de quarante foyers d’activités et de créations diverses cohabitaient au Flon, maintenant une certaine effervescence dans le quartier. » Comme si cette effervescence sociale et culturelle était un mal ! De plus, on nous informait que « le commun des mortels ne s’y rendait plus guère, car il rôdait alors sur ce quartier une réputation de coin délabré et peu sûr – surtout de nuit. Et de surcroît, la drogue et la prostitution y avaient fait leur apparition. »
Outre le parallèle trop facilement établi entre culture alternative et trafic de drogues (alors qu’aujourd’hui, tragique ironie, Lausanne est un véritable marché libre et ouvert de la drogue, où il est plus facile d’acheter, à peu près partout, et non forcément, loin s’en faut, dans les lieux dits « alternatifs », un gramme de cocaïne qu’une livre de pain une fois la nuit tombée), on ne peut voir dans ces constats qu’une méprisable façon de dénigrer les dites-cultures alternatives, les associant également à la prostitution, qui n’a par ailleurs strictement rien à voir avec le marché des stupéfiants. Ainsi culture alternative et créativité étaient devenues un « no man’s land » qu’il s’agissait de « revitaliser » (sic !), entendez : de quadriller ou d’éliminer.
En réponse à cette anamnèse plus que douteuse, que nous ont donc offert la municipalité et ses tristes sbires urbanistes ?
Fidèle à la volonté que la ville témoignât d’un esprit strictement rationnel, qui peut tout calculer, gérer et produire, on provoqua l’éviction de toute part d’ombre, et tout d’abord celle de cette effervescence culturelle « alternative », qui depuis se déplace peu à peu en direction de l’Ouest, vers le quartier de Sévelin, celui-ci risquant toutefois hélas de plus en plus de devenir un Flon-bis (mais ceci est une autre affaire, à suivre attentivement).
Puis on y substitua une suite d’architectures faite « d’éléments préfabriqués », aux « aménagements simples, modulables et fonctionnels », parangons de l’architecture contemporaine à Lausanne qu’on nous impose depuis quelques années déjà, et dont nous prendrons pour emblème la série d’immeubles Les Mercier.
Que sont donc ces derniers ? Présentés comme « quatre volumes[3] épurés », ils nous proposent une approche orientée vers le bien-être et la santé : « spa-wellness, cosmétiques-bio, soins du corps, beauté, pharmacie, clinique dentaire, audioprothésiste, consultations médicales. » Hygiénisme, stérilité et asepsie : voici posés les mots d’ordre qui régissent aujourd’hui en grande partie le Flon.
De plus, l’on peut constater que deux langages s’opposent totalement : on nous présente d’un côté des « volumes compacts, au traitement plutôt classique, qui soulignent les rez-de-chaussée par le travail de la maçonnerie, et qui proposent le marquage des attiques et la projection de larges avant-toits ». D’un autre côté, l’on découvre des « nouveaux volumes plus contemporains, aux lignes pures et à la géométrie simple, sans projection de toiture ni décrochement manifeste, et sans geste formel tapageur ». Que s’est-il passé entre deux ?
Le scalpel de l’esthétique du lisse a fait son œuvre. Amputant toute aspérité, raréfiant, simplifiant, et niant toute trace du passé (car on évitait avant tout de « tomber dans la stricte restauration historique ou l’intégration passive au contexte »), les concepts de tabula rasa et de déshistoricisation entamaient leur entreprise de déni de toutes représentations jugées insupportables, ainsi que des différents affects qui leur étaient attachés. Il s’agit bien là du mécanisme de forclusion décrit par Lacan. Les maîtres d’œuvre ( ou d'ouvrage?), se sont conduits comme si les représentations qui ne leur seyaient pas n’avaient jamais existé. Plus radicale qu’un simple refoulement névrotique, cette forclusion n’admet aucune substitution aux représentations refoulées, ne proposant plus que du lisse et des volumes dématérialisés. Le décoratif devenant un « tapage » insupportable aboli pour ne plus laisser place qu’à un vide forclos.
Le seul ornement que l’on admet encore d’inscrire sur ces surfaces stériles est celui de l’aspect « code-barres » que nous présentent Les Mercier, ultime symbole de la vocation purement commerciale du nouveau quartier. A ce propos, Olivier Français, Municipal des Travaux, déclarait quant à l’évolution du Flon que celle-ci était un succès. Selon lui, « le cœur de Lausanne tend à devenir un grand centre commercial à ciel ouvert » ! Non sans ajouter « que le Groupe LO a joué un rôle essentiel dans cette dynamique. » Remercions-les donc d’avoir transformé tout un quartier en un véritable pôle de consommation, l’inscrivant de ce fait dans une logique strictement mercantile et capitaliste.


Richard Tanniger, Lausanne, octobre 2011


[1] Rebecca Solnit, A Field Guide to Getting Lost [2005], Penguin Books, 2006, pp. 88-91
[2] Sauf indication contraire, les références entre guillemets quant au Flon et à son évolution sont tirées de l’ouvrage Quartier du Flon, Editions du Flon, Lausanne, 2009.
[3] Et non comme des bâtiments (la différence me semble significative)